Ce que l'argent peut faire
Elle allait à l'école à pied. Comme tous les matins.
L'hiver. La neige. Le froid. Elle pinça ses lèvres gercées. Ses chaussures s'enfonçaient, la fraîcheur raidissait ses orteils. Ses cheveux s'asséchaient à vue d'oeil. Le cartable pesait lourd sur ses épaules. Elle n'avait pas envie d'aller à l'école. Pas envie d'avoir maths. Français. Ou histoire. Pas avec ce torticolis affreux qui avait saisi son cou pendant la nuit. Et cette fatigue... Elle ferma les yeux une ou deux secondes.
Tout en maudissant l'hiver, elle cheminait ainsi sur les fausses pierres du trottoir gris. Une voiture passa et elle la regarda avec envie. Ce conducteur ne savait pas sa chance. Les pneus laissaient derrière eux un sillage dans le manteau blanc, qui ressemblait plus à de l'eau glacée à présent, en tout cas sur la route. De véritables flaques de neige. Cette vision acheva de l'achever. Elle lâcha un interminable soupir.
Au détour, elle reçut le choc. Elle s'arrêta. Deux grands yeux bleus la fixaient. C'était pitoyable. Le mendiant la regarda s'en aller. Le lendemain, il était encore là. Et le surlendemain aussi. Et toujours ces yeux bleus, tristes, mélancoliques, un peu comme ces étangs déprimés par la pollution, et l'hiver froid et rude, un peu comme cette eau sans défense, aussi grise que l'asphalte couverte de blanc.
Il y avait sans doute des choses écrites dans ces yeux bleus : des choses d'incompréhension et de désespoir, de rejet et de solitude. Toutes ces choses qu'on entendait sans entendre. Des choses de froid, aussi, peut-être. Une sensation glacée qui devait le dévorer de partout au plus profond de lui-même. Une sorte de crabe monstrueux qui mangeait petit à petit les fondations de sa vie. Peut-être. Mais elle n'avait pas de temps à consacrer à la lecture de ces choses. Ces yeux étaient vite fuis. Désagréables. Indésirables. Qu'ils s'en aillent.
Et chaque matin les yeux s'enfonçaient un peu plus, la main qui se tendait vers elle se faisait un peu plus tremblante, le chapeau posé à côté d'eux était un peu plus vide. Et chaque matin elle s'en allait plus rapidement encore, et chaque matin le poids de l'argent s'alourdissait dans sa poche, comme un transport clandestin, quelque chose dont elle n'avait pas le droit, ou dont elle devrait avoir l'obligation de. Mais ce poids lourd de l'argent n'était pas destiné à ça.
Le crabe se délectait de sa victime. Visiblement, il remportait la victoire. Un petit choc, peut-être, aurait suffi à le renverser. C'aurait suffi. Oui, sûrement, ç'aurait sûrement suffi. Elle ne le lui donna pas, et le regarda évoluer dans toute sa splendeur.
Est-ce qu'il se battait ? Est-ce que le mendiant se battait ? Pensait-il ? Vivait-il, tout simplement ? On aurait dit une statue, une vraie statue sans âme. Si ça se trouvait, c'était une décoration incroyable de réalisme envoyée par la commune. Si ça se trouvait, ces yeux gelés et profonds exprimaient le talent d'un artiste de génie.
Peut-être... et peut-être pas.
Cette statue était si géniale qu'elle lui donnait mal au ventre.
Ce matin-là, elle allait à l'école à pied, comme tous les matins. Au détour, elle ne s'arrêta pas. Elle accéléra au contraire, piétinant la neige, mouillant le bas de son jean, son tout nouveau jean qu'elle adorait. Elle pesta contre le monde, se disant mais quelle idée de le mettre par ce temps pourri, ce temps à rester chez soi et à se couler un bon bain brûlant de quinze litres, histoire d'assécher la Terre une bonne fois pour toutes.
Ce matin-là, ce beau matin d'hiver, avec de la neige partout, de la belle neige à faire des bonshommes de neige, par un temps un peu frisquet, oui, ce matin-là, les étangs s'asséchèrent et les paupières se refermèrent sur eux. Définitivement. La neige s'employait déjà à recouvrir son corps, en attendant qu'il soit dégagé, qu'il soit hors circuit par on ne sait quelles puissances désireuses de nettoyer la rue, autant de la neige que des sans-abris.
Le crabe avait vaincu.
A l'école, Mégane tendit l'argent à l'éducateur pour avoir son ticket repas.